Le tournant contemporain de la lutte contre la pauvreté

Mingar MONODJI (Université de N’Djamena – Tchad)

Lutte contre la pauvreté Monodji

Mindgar Monodji est titulaire d’un BTS en Communication et Gestion des Ressources Humaines obtenu à l’Institut Supérieur Polytechnique la « Francophonie » de N’Djamena. Il a ensuite obtenu un Master II Droit Comparé, mention Droits Africains à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Actuellement assistant en Droit constitutionnel et en Droit international public à l’Université de N’Djamena et à l’Université de Moundou au Tchad, il est en outre l’auteur de deux ouvrages : « Les Démons du Darfour » et « Paroles d’un témoin du monde ». Ses recherches portent sur le Droit constitutionnel en Afrique, le Droit international, le droit des ressources naturelles et environnementales, le droit foncier africain ainsi que les politiques foncières de l’Union Africaine et des agences onusiennes (Banque mondiale et FAO).

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Jean GEDEON (Avocat, Haïti)

ident Gédéon

Détenteur d’un master-recherche en droits fondamentaux de l’université de Nantes, Gédéon Jean est fondateur et directeur du Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH). Dans son dernier ouvrage, paru en 2014 aux éditions L’Harmattan 2014, il aborde, à partir d’une approche axée sur les droits humains, l’extrême pauvreté  comme un enjeu par rapport au processus de reconstruction d’Haïti engagé après la catastrophe du 12 janvier 2010.

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Version française

Ce tournant est acté avec la Déclaration du Millénaire sur les OMD mais aussi par l’ensemble des textes et pratiques qui ont suivi. Il peut paraître étrange de parler d’un tournant contemporain et de faire de la lutte contre la pauvreté une nouvelle tendance des années 2000 alors que, depuis les années 1950, elle est l’un des objectifs majeurs du droit du développement. Toutefois, il s’agit bel et bien d’une évolution contemporaine décisive dans la mesure où la lutte contre la pauvreté prend partout le pas sur le droit du développement. Quand bien même l’élimination de la pauvreté est toujours resituée dans le cadre du développement, les textes internationaux invitent ou obligent désormais les institutions internationales, les Etats et tous les acteurs internationaux à centrer plus efficacement leurs actions sur la seule élimination de la pauvreté, à se coordonner en ce sens et affecter des fonds prioritaires pour la réalisation de cet objectif.

Mais une telle évolution ne laisse pas d’être particulièrement problématique si elle s’accompagne justement d’un abandon corrélatif de toute idée de réforme du système existant ou de politique globale du développement. Certes la lutte contre la pauvreté et l’extrême pauvreté est un objectif majeur de la justice sociale globale et les membres du projet la voient comme telle. Mais il n’est pas interdit de penser que le prix à payer pour obtenir des résultats concrets en matière de lutte contre la pauvreté devienne singulièrement élevé pour les Etats les plus pauvres. L’humanitaire s’impose ici au détriment du droit du développement et, comme toute norme humanitaire fondée sur l’éthique, elle prend l’allure d’un impératif absolu, elle s’impose comme une urgence qui, de ce fait, crée l’unanimité. Elle fait consensus là où le développement faisait dissensus et amenait à la confrontation politique car il est beaucoup plus facile de s’entendre sur la lutte contre l’extrême pauvreté que sur les modes de développement et les voies qui conduisent à la prospérité. D’ailleurs, loin de toute idée de NOEI ou d’un droit discriminatoire et compensateur du développement, elle ne conduit en aucune façon à la modification du droit international économique existant mais, bien au contraire, semble en constituer le versant obligé.

Par le rétrécissement des finalités qu’elle traduit, la lutte actuelle contre la pauvreté, voire l’extrême pauvreté, contribue donc à entériner la situation néolibérale existante et l’impossibilité à trouver des solutions politiques et juridiques d’un développement global des pays du tiers monde. La focalisation sur les seuls Objectifs du Millénaire et la lutte contre l’extrême pauvreté devient même un obstacle à la recherche de solutions de fond, à une réflexion sur le droit international relatif au développement et à l’idée d’une répartition plus équitable des richesses entre Etats au niveau mondial. Il est ainsi hautement significatif de voir que l’on ne parle quasiment plus d’inégalités socio-économiques dans les textes internationaux relatifs à la pauvreté car le problème n’est plus là.

Il ne saurait suffire aujourd’hui de se référer à des objectifs d’urgence humanitaire pour résoudre les questions de développement dans la mesure où il est tout aussi essentiel de répondre aux attentes de justice sociale dans un monde traversé par de considérables inégalités et d’immenses pauvretés car ce problème de fond demeure, et faute de le prendre en charge, il serait particulièrement regrettable de le voir subsister sans chercher à lui apporter de véritable solution. C’est pourquoi les membres du programme s’engagent à la fois dans des actions concrètes pour soulager les plus pauvres mais apportent un regard très critique sur les effets pervers que peut entrainer le rétrécissement contemporain du développement à la seule lutte contre la pauvreté au aux seuls OMD.

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Version anglaise

The contemporary turning point in fight against poverty

The Millennium Declaration on MDGs, and the following legal texts and practices, enacted this turning point. One can fairly doubt about a qualification of the fight against poverty as a contemporary turning point and a 2000s new trend – thisissue having been considered as a major goal of the development law since 1960s. It is indeed a decisive contemporary evolution as fight against poverty has taken precedence over the law of development. Even if it is still considered as part of a broader development consideration, international institutions, states and all international actors are nowadays invited or constrained to make poverty eradication the main goal of their action, involving a redefinition of their coordination and funding priorities.

However, when this involves giving up any idea of reforming the current system or the global development policy, such an evolution can also raise questions. The fight against poverty and extreme poverty is certainly a major global social justice goal – and Global Justice members agree with it. But one can also argue that obtaining concrete results in poverty alleviation have a cost, which can be particularly high for the least developed countries. Humanitarian action is taking precedence over the law of development and, as any humanitarian norm based on ethical values, imposes itself as a unanimously agreed imperative emergency issue. It gains consensus when development issues create debate and political confrontation: it is indeed easier to agree on poverty alleviation than on development strategies and the ways to reach prosperity. Besides, far from contributing to ideas such as NIEO or a discriminatory and compensatory development law, this approach is in no way leading to a reform of the existing international economic law –on the contrary, it seems to be integrated to the latter.

In consequence, the fight against poverty as currently understood is confirming the dominant neoliberal trend, and reinforces the feeling that political and legal solutions for a global development of the Third World are impossible. Focusing exclusively on the Millennium Development Goals and the fight against poverty is even becoming an obstacle to the work towards inclusive solutions, to a reflection about the contribution of international law to development, and eventually to a wider ideal of more equitable global wealth distribution between States. It is striking that the concept of socioeconomic inequality is becoming virtually absent from international legal texts.

A fundamental problem remains though: social justiceshouldreceive equal consideration, in a world characterized by serious inequalities and tremendous poverty. Focusing only on emergency humanitarian targets cannot be satisfactory, as it wouldn’t lead to genuine solutions.That is why Global Justice members,although they are involved in concrete actions designed to relieve poverty, view with a critical eye the potential negative consequences of limiting development to the fight against poverty and MDGs.

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